Cet article explore l’intelligence symbiotique comme forme d’intelligence émergente fondamentale dans les systèmes naturels, caractérisée par des associations mutuellement bénéfiques entre entités distinctes. En analysant les principes et manifestations de cette intelligence à travers les exemples des super-symbiotes présents dans la nature, nous proposons un cadre conceptuel applicable aux relations humaines, couples, relations entre groupes, entreprises, pays et à notre rapport à la biosphère. L’intelligence symbiotique représente le génie stratégique et organisationnel de la nature ainsi qu’un modèle inspirant pour relever les défis complexes de notre époque. Née au confluent de la systémique et de la biologie évolutive, cette approche pose la relation – et non l’individu – comme unité fondamentale. L’intelligence symbiotique c’est la force du réseautage, du tissage de liens, de la communication, du regroupement, de l’alliance sous toutes ses formes bénéfiques.
L’intelligence symbiotique représente un changement de paradigme dans notre compréhension de l’intelligence, la reconceptualisant non comme une propriété isolée mais comme un phénomène émergent issu d’interactions mutuellement bénéfiques entre entités distinctes. De plus, elle englobe les stratégies, comportements et actions qui permettent d’atteindre cette émergence. Ce concept s’inspire directement des systèmes biologiques où la symbiose a produit certaines des innovations évolutives les plus significatives (Margulis, 1998). Loin d’être marginale ou exceptionnelle, cette forme d’intelligence constitue en réalité la stratégie principale dans l’évolution du vivant, créant des systèmes dont les capacités dépassent significativement la simple somme des parties.
Au cœur de cette perspective se trouve une compréhension profonde : nous sommes fondamentalement des êtres symbiotiques. Comme l’a démontré Lynn Margulis avec sa théorie de l’endosymbiose, nos cellules eucaryotes résultent de l’intégration d’organismes autrefois indépendants. Notre corps abrite plus de cellules bactériennes que de cellules humaines, formant un écosystème où différentes espèces collaborent pour maintenir notre homéostasie. Cette réalité biologique suggère que l’intelligence symbiotique n’est pas simplement un modèle théorique, mais le fondement même de notre existence.
L’intelligence symbiotique représente la capacité des organismes et systèmes à développer des relations mutuellement bénéfiques où l’échange d’information et la coopération produisent des avantages adaptatifs collectifs.Dans cet article, nous explorerons les principes, les manifestations et les applications potentielles de cette forme d’intelligence, en nous appuyant sur les exemples des super-symbiotes observés dans la nature, ces champions de la collaboration qui peuvent nous inspirer pour repenser nos relations et nos stratégies collaboratives.
Les dix Principes de l’Intelligence Symbiotique
L’intelligence symbiotique repose sur plusieurs principes fondamentaux qui la distinguent des conceptions traditionnelles de l’intelligence. La synergie transformative représente sa signature distinctive, générant des capacités émergentes qui transcendent significativement la simple somme des contributions individuelles. Cette propriété est illustrée par les innovations évolutives majeures issues de relations symbiotiques, comme l’apparition des cellules eucaryotes.
1. Synergie transformative
L’intelligence symbiotique crée un système dont les capacités dépassent significativement la simple somme des parties. Cette union génère des propriétés émergentes entièrement nouvelles, transformant fondamentalement les possibilités du système global. Première étape : tisser un canal d’échange fiable ; sans flux d’énergie, de matière ou d’information, aucune synergie ne peut advenir.
En pratique :
- Créer des canaux d’échange stables (ressources, idées, informations).
- Cartographier les flux essentiels du système et lever les blocages.
- Prioriser les connexions vivantes et actives entre les éléments plutôt que leur simple juxtaposition.
2. Complémentarité des forces
Chaque élément apporte des capacités uniques et complémentaires au système. La diversité des aptitudes, perspectives et modes de traitement enrichit l’ensemble et permet d’aborder les problèmes sous de multiples angles.
En pratique :
- Identifier les forces et compétences spécifiques de chaque composant.
- Concevoir des rôles, projets ou configurations qui maximisent ces complémentarités.
- Éviter la normalisation : valoriser les différences comme leviers d’innovation.
3. Enrichissement mutuel
Dans l’intelligence symbiotique, les différentes composantes s’enrichissent continuellement les unes les autres. Chaque élément stimule la croissance et le développement des autres, créant un cycle vertueux d’amélioration où chaque partie devient plus forte grâce à l’interaction avec les autres, tout en contribuant au renforcement de l’ensemble.
En pratique :
- Favoriser les feedbacks régénérants et les échanges de savoirs.
- Encourager les dynamiques d’entraînement mutuel (mentorat croisé, collaboration horizontale).
- Mettre en place des rituels d’appréciation et de reconnaissance interpersonnelle.
4. Co-évolution dynamique
Les différentes formes d’intelligence évoluent ensemble et s’influencent réciproquement. Cette adaptation mutuelle continue enrichit progressivement l’ensemble du système qui devient plus robuste et adaptable.
En pratique :
- Prévoir des points réguliers de synchronisation et d’ajustement collectif.
- Mettre en place une culture d’amélioration continue.
- Écouter les rétroactions de l’environnement pour guider les transformations internes.
5. Transcendance des frontières
L’intelligence symbiotique efface progressivement les frontières entre ses composantes. Au lieu de divisions nettes, émerge un continuum où les capacités s’entremêlent pour former un tout cohérent et unifié.
En pratique :
- Créer des rôles hybrides et des passerelles inter-domaines.
- Supprimer les silos organisationnels.
- Encourager les formes d’identité plurielle et d’appartenance multiple.
6. Émergence créative
La diversité des individus permet un brainstorming, une ébullition créative et la productions de ressources.
En pratique :
- Provoquer la rencontre d’éléments éloignés ou inattendus.
- Créer des espaces protégés pour expérimenter sans enjeu d’échec.
- Intégrer l’imaginaire et le sensible comme sources de nouveauté.
7. Équilibre dynamique
Une intelligence symbiotique saine maintient un équilibre entre ses composantes, où chaque élément contribue selon ses forces uniques sans dominer l’ensemble, préservant ainsi la richesse de la diversité.
En pratique :
- Mettre en place des systèmes d’écoute active et de redistribution des responsabilités.
- Veiller à l’égalité d’accès aux ressources et à la parole.
- Instaurer des mécanismes de régulation non hiérarchiques.
8. Communication fluide
La communication entre les différentes parties doit être transparente et continue, permettant un échange d’informations qui enrichit constamment le système symbiotique dans sa globalité.
En pratique :
- Utiliser des outils de communication ouverts, inclusifs, multimodaux.
- S’assurer que chacun comprend le langage commun (verbal, symbolique, émotionnel).
- Cultiver la clarté, la lenteur parfois, et le droit au silence.
9. Adaptation contextuelle
L’intelligence symbiotique s’adapte dynamiquement selon les circonstances, mobilisant différentes proportions de ses composantes selon les besoins spécifiques de chaque situation.
En pratique :
- Concevoir des structures modulables, capables de pivoter.
- Mettre à jour les rôles et les alliances selon les évolutions du contexte.
- Encourager la réactivité douce : ni panique, ni inertie.
10. Orientation évolutive
L’intelligence symbiotique s’organise autour d’un cap vivant partagé, qui donne du sens à l’ensemble tout en laissant à chaque composante la liberté de contribuer selon sa singularité. Ce cap agit comme un champ attracteur évolutif, capable de guider les adaptations locales sans imposer une direction figée. Il n’y a pas d’objectif unique, mais une tension commune vers la croissance, la régénération, et l’élévation du système dans son ensemble.
En pratique :
- Co-construire une boussole d’évolution : un récit, une vision, une intention qui inspire et oriente sans enfermer.
- Maintenir cette boussole en dialogue avec les réalités du terrain.
- Privilégier les logiques de sens partagé plutôt que les logiques de résultat imposé.
- Adapter les actions locales tout en gardant la cohérence globale.
Les Super-Symbiotes : Champions de l’Intelligence Collaborative
La nature nous offre des exemples remarquables de super-symbiotes, ces organismes qui ont perfectionné l’art des relations mutuellement bénéfiques et qui constituent des modèles d’intelligence symbiotique.
Les bactéries représentent sans doute les champions absolus de l’hyper-symbiose dans la biosphère. Leur omniprésence symbiotique est stupéfiante : elles établissent des relations collaboratives avec pratiquement tous les organismes multicellulaires sur Terre. Un seul genre bactérien comme Pseudomonas peut former des symbioses avec des plantes, des animaux, des champignons, d’autres bactéries et des protistes, démontrant une versatilité symbiotique inégalée. Leurs capacités métaboliques uniques leur permettent d’apporter à leurs hôtes des fonctions essentielles comme la fixation d’azote, la digestion de composés complexes, la photosynthèse, ou la production de vitamines et acides aminés essentiels. Des exemples remarquables comme Wolbachia, qui infecte plus de 60% des espèces d’insectes en manipulant leur reproduction, ou Vibrio fischeri, qui établit des symbioses bioluminescentes avec plusieurs espèces marines non apparentées, illustrent leur extraordinaire adaptabilité symbiotique. La théorie endosymbiotique nous rappelle que des bactéries ont donné naissance aux mitochondries et chloroplastes, transformant fondamentalement l’évolution de la vie eucaryote. Leur plasticité génétique, facilitée par le transfert horizontal de gènes, leur permet d’adapter rapidement leurs capacités symbiotiques à de nouveaux hôtes et environnements, faisant d’elles des modèles d’intelligence adaptative distribuée.
Les champignons mycorhiziens, créateurs du « Wood Wide Web » ( l’internet de la forêt ), représentent une autre manifestation remarquable de l’intelligence symbiotique. Ces réseaux fongiques souterrains connectent différentes espèces végétales, facilitant le transfert de nutriments et d’informations entre arbres. Les recherches de Suzanne Simard ont démontré que ces réseaux permettent aux arbres plus âgés de soutenir les semis en leur transférant des ressources, optimisant collectivement l’utilisation des ressources à l’échelle de l’écosystème forestier entier. Un seul champignon mycorhizien peut connecter simultanément des dizaines d’espèces végétales différentes, agissant comme un véritable système nerveux de la forêt. Ces champignons forment des symbioses avec plus de 80% des plantes terrestres, démontrant leur importance écologique fondamentale. Le Rhizophagus irregularis, par exemple, peut former des symbioses avec plus de 200 espèces végétales, illustrant une capacité exceptionnelle à adapter ses modes d’interaction selon les besoins spécifiques de chaque partenaire.
Les coraux constructeurs de récifs constituent des hyper-symbiotes fondamentaux pour les écosystèmes marins. Ces organismes maintiennent simultanément des relations avec des algues zooxanthelles pour la photosynthèse, des bactéries spécifiques formant leur microbiome, des poissons et invertébrés nettoyeurs, ainsi que d’autres cnidaires et éponges qui s’intègrent à la structure récifale. Les coraux du genre Acropora peuvent héberger jusqu’à 100 espèces différentes de microorganismes en plus des zooxanthelles. Ces symbioses multiples permettent aux coraux de prospérer dans des eaux pauvres en nutriments tout en créant un habitat pour près de 25% de toutes les espèces marines, transformant des déserts nutritionnels en centres de biodiversité exceptionnelle.
Les lichens représentent un cas fascinant d’hyper-symbiose évolutivement stable. Longtemps considérés comme une symbiose binaire entre un champignon et une algue, on sait maintenant qu’ils impliquent un champignon principal, une ou plusieurs algues ou cyanobactéries, des levures basidiomycètes récemment découvertes et un microbiome bactérien spécifique. Cette multi-symbiose leur permet de coloniser pratiquement tous les environnements terrestres, des déserts aux régions polaires. Les lichens du genre Peltigera peuvent contenir simultanément des cyanobactéries et des algues vertes comme photobiontes, maximisant leur capacité à capturer l’énergie lumineuse. La découverte en 2016 par Spribille et al. de la présence systématique de levures basidiomycètes dans les lichens a révolutionné notre compréhension de ces organismes comme des écosystèmes symbiotiques complexes, démontrant que l’intelligence symbiotique peut continuer à nous surprendre et à défier nos catégorisations simplistes.
D’autres exemples remarquables incluent les grands cétacés qui fonctionnent comme des « réacteurs à symbiose » mobiles enrichissant les écosystèmes océaniques;
Les baleines, particulièrement les baleines à fanons, représentent des hyper-symbiotes marins surprenants.

- Écosystèmes ambulants :
- Elles maintiennent:
- Un microbiome intestinal spécifique
- Des communautés de crustacés, mollusques et autres invertébrés sur leur peau
- Des relations mutualistiques avec des oiseaux marins qui se nourrissent près d’elles
- Des relations avec des poissons pilotes et rémoras
- Impact écologique : Leurs fèces nourrissent le phytoplancton, créant des « oasis » de productivité marine
- Exemple spécifique : La baleine à bosse (Megaptera novaeangliae) peut héberger jusqu’à 8 espèces différentes de balanes et autres épibiontes spécifiques
l’Acacia cornigera : une symbiose myrmécophile exemplaire
L’Acacia cornigera (ou « acacia à cornes de taureau ») développe une association mutualiste étroite avec la fourmi Pseudomyrmex ferruginea :
Bénéfices mutuels : l’arbre gagne un bouclier vivant contre les herbivores ; les fourmis obtiennent nourriture permanente et refuge sécurisé. Cette interdépendance crée un lien obligé où la survie de chaque partenaire est intimement liée à l’autre.
Hébergement : les fourmis résident dans les épines creuses de l’arbre, qu’elles transforment en casernes.

Rations dédiées :
Corps beltiens : nodosités riches en protéines et lipides produits à l’extrémité des folioles, exclusivement destinées à l’alimentation des fourmis.Nectaires extrafloraux : sécrétion sucrée située sur les pétioles, fournissant une source continue de glucides.
Le nectar contient de la chitinase, enzyme qui bloque la production d’invertase chez la fourmi ; incapable d’assimiler le saccharose extérieur, la colonie reste dépendante de l’acacia. Sans les fourmis, l’acacia a beaucoup moins de chances de survivre donc il a interêt à les garder auprès de lui.
Service de défense : dépourvu d’alcaloïdes amers, l’acacia délègue sa protection aux fourmis ; alertées par une phéromone, celles‑ci sortent en masse pour repousser insectes phytophages, mammifères brouteurs ou toute perturbation mécanique.
Ces arbres et insectes ont développé ces stratégies symbiotiques il y a plus de 50 millions d’années, bien avant les humains.
les figuiers ( ou ficus ) avec leurs pollinisateurs spécifiques et leurs multiples partenaires symbiotiques;
Les ficus sont des arbres remarquablement engagés dans de multiples relations symbiotiques.
- Réseau symbiotique incluant:
- Exemple spécifique : Le Ficus macrophylla est considéré comme une « espèce clé de voûte » dans certains écosystèmes tropicaux précisément en raison de ses multiples associations symbiotiques
Les ficus sont parfois appelés « ingénieurs écosystémiques » car leurs symbioses multiples créent des ressources pour de nombreuses autres espèces.
les termites avec leur système digestif multi-partenaires; et les racines de mangrove qui servent de plateformes pour multiples symbioses à l’interface terre-mer.
Ces super-symbiotes ne sont pas des curiosités marginales mais des acteurs centraux dans leurs écosystèmes respectifs. Leur succès évolutif démontre la puissance de l’intelligence symbiotique comme stratégie adaptative face à la complexité environnementale.
S’inspirer des Symbioses Naturelles : Pistes Biomimétiques pour les Systèmes Humains
Les principes d’interdépendance et de co-évolution fructueuse observés dans les symbioses naturelles, lorsque considérés sous l’angle du biomimétisme, ouvrent des pistes de réflexion fécondes pour aborder la complexité des systèmes humains. Il ne s’agit pas de plaquer des modèles biologiques sur des réalités sociales, économiques et politiques intrinsèquement différentes, mais plutôt de s’inspirer de stratégies évolutives éprouvées pour enrichir notre compréhension et potentiellement nos modes d’action.
1. Relations Humaines et Organisationnelles : Vers des Écosystèmes Collaboratifs ?
Plutôt que de concevoir les interactions humaines principalement sous l’angle de la compétition ou de la transaction pure, une perspective biomimétique invite à explorer la valeur de la complémentarité des forces et de la co-création de valeur.
- À l’échelle interpersonnelle : Des travaux en psychologie positive (cf. Gable & Haidt, 2005) soulignent déjà que les relations épanouissantes reposent souvent sur la reconnaissance et la valorisation des apports uniques de chacun, créant une dynamique d’enrichissement mutuel qui n’est pas sans rappeler la synergie observée chez certains partenaires symbiotiques.
- Dans les organisations : Le concept d’« entreprise apprenante » (cf. Nonaka & Takeuchi, 1995) ou les études sur la performance des équipes à haute diversité cognitive (cf. Page, 2017) suggèrent que la capacité à intégrer des savoirs et des perspectives variés est un puissant moteur d’innovation et de résilience. S’inspirer des symbioses naturelles pourrait encourager la conception d’organisations moins pyramidales et plus réticulaires, favorisant les flux d’information et la collaboration transversale, à l’image des réseaux mycorhiziens qui optimisent les ressources à l’échelle d’un écosystème.
- Au niveau communautaire : Des initiatives comme les « villes en transition » ou les systèmes d’échanges locaux peuvent être vus comme des tentatives intuitives de recréer des liens d’interdépendance positive, où les besoins des uns sont satisfaits par les ressources des autres, minimisant les gaspillages et renforçant la cohésion sociale.
Cette approche biomimétique ne nie pas les rapports de pouvoir, les conflits d’intérêts ou la nécessaire autonomie individuelle, mais elle encourage à chercher activement les configurations où 1+1 > 2, où la collaboration structurée permet d’atteindre des objectifs inaccessibles isolément.
2. Géopolitique : Penser l’Interdépendance au-delà de la Rivalité ?
Transposer ces modèles symbiotiques à l’échelle géopolitique est un défi considérable, tant les dynamiques de pouvoir, les intérêts nationaux divergents et l’histoire des conflits pèsent lourd. Un idéalisme déconnecté serait contre-productif. Toutefois, une perspective inspirée du biomimétisme peut offrir des éclairages pour aborder des défis globaux qui transcendent les frontières et les souverainetés.
- Gestion des biens communs planétaires : Face au changement climatique (cf. Accord de Paris, Bodansky, 2016) ou à l’érosion de la biodiversité, la reconnaissance d’une interdépendance écologique fondamentale devient incontournable. S’inspirer des systèmes naturels où des espèces multiples contribuent à la stabilité d’un écosystème pourrait aider à concevoir des mécanismes de gouvernance mondiale plus coopératifs, reconnaissant les responsabilités différenciées mais aussi les bénéfices partagés d’une action concertée.
- Symbiose industrielle et économie circulaire : Des exemples comme le complexe de Kalundborg au Danemark (Chertow, 2007) ou les principes de l’économie circulaire (Ellen MacArthur Foundation, 2013) montrent que les rejets d’une industrie peuvent devenir les ressources d’une autre. Ces « écosystèmes industriels » sont une application directe de la manière dont les cycles de matière et d’énergie sont optimisés dans la nature. À plus grande échelle, cela interroge les modèles économiques linéaires dominants.
- Gestion des ressources partagées : Les bassins fluviaux transfrontaliers, souvent sources de tensions, pourraient être gérés en s’inspirant des équilibres écologiques des écosystèmes aquatiques, où les besoins des différents « usagers » (écosystèmes en amont et en aval, prélèvements humains) sont pris en compte dans une logique de durabilité partagée, plutôt que de simple partage compétitif d’une ressource limitée.
Il ne s’agit pas de nier la realpolitik, mais d’explorer si, face à des menaces existentielles communes, des stratégies de « destin lié » – où la survie et la prospérité des uns dépendent de celles des autres – ne pourraient pas gagner en pertinence, à l’image des symbioses obligatoires qui assurent la survie des partenaires dans des milieux hostiles.
3. Notre Relation avec la Biosphère : Vers une Co-habitation Intégrée ?
Notre relation avec la biosphère est peut-être le domaine où l’inspiration symbiotique, au cœur du biomimétisme (Benyus, 2002), se révèle la plus cruciale et la plus urgente. La crise écologique actuelle témoigne d’une profonde déconnexion, d’une vision de l’humanité comme extérieure ou supérieure à la nature, plutôt qu’intégrée en elle.
- Reconnaître notre nature symbiotique fondamentale : De l’endosymbiose à l’origine de nos cellules (Margulis, 1998) à notre microbiote, nous sommes des écosystèmes. Cette prise de conscience peut induire un profond changement de perspective, nous invitant à nous considérer comme membres d’une vaste communauté du vivant (Kimmerer, 2013).
- Systèmes agricoles et productifs régénératifs : L’agroforesterie (Jose, 2009), la permaculture ou l’agriculture régénérative cherchent à imiter la structure et la fonctionnalité des écosystèmes naturels, favorisant la biodiversité, la santé des sols et les cycles fermés, en contraste avec les monocultures intensives.
- Restauration écologique assistée : La compréhension des symbioses, comme celles impliquant les champignons mycorhiziens, est déjà utilisée pour accélérer la régénération d’écosystèmes dégradés, en « réamorçant » les interactions bénéfiques clés.
- Conception biomimétique : Au-delà de simples formes, il s’agit de s’inspirer des processus et des stratégies du vivant pour concevoir des matériaux, des bâtiments, des villes qui s’intègrent aux cycles naturels, réduisent leur empreinte et fournissent même des services écosystémiques (purification de l’air, gestion de l’eau).
Cette approche invite à passer d’une logique d’exploitation à une logique de co-habitation et de co-évolution avec le reste du vivant. Elle reconnaît que la santé de la biosphère n’est pas une contrainte, mais la condition sine qua non de la prospérité humaine à long terme. L’hypothèse Gaïa (Lovelock, 1979), qui voit la Terre comme un système autorégulé, trouve ici un écho puissant, nous incitant à agir comme des partenaires responsables au sein de ce vaste super-organisme.
Explorer ces pistes inspirées du biomimétisme et des symbioses naturelles demande de la nuance, une approche interdisciplinaire et une conscience aiguë des complexités propres à chaque domaine d’application. Il s’agit moins de trouver des solutions toutes faites que d’ouvrir notre imaginaire à des modes d’organisation et de relation qui favorisent la résilience, l’adaptabilité et le bien-être partagé, à l’image de ce que le vivant a su perfectionner au fil de milliards d’années d’évolution.
L’hypothèse Gaïa, proposée par James Lovelock (1979), suggère que la Terre fonctionne comme un système autorégulé où le vivant et l’inerte interagissent pour maintenir des conditions favorables à la vie. Cette vision peut être enrichie par le concept d’intelligence symbiotique, reconnaissant que la stabilité planétaire émerge des innombrables relations symbiotiques entre organismes et environnement.
Des recherches récentes en sciences du système Terre confirment l’importance des boucles de rétroaction biogeophysiques dans la régulation du climat terrestre, soulignant l’interdépendance fondamentale des systèmes vivants et non-vivants (Steffen et al., 2018). La crise écologique actuelle peut être interprétée comme une perturbation de ces dynamiques symbiotiques, nécessitant une réorientation de notre rapport à la biosphère.
L’intelligence symbiotique nous invite à dépasser la dichotomie traditionnelle entre humanité et nature, reconnaissant notre appartenance à un réseau complexe d’interdépendances. Cette perspective rejoint les cosmovisions de nombreuses cultures autochtones qui ont toujours conçu les humains comme intégrés dans, plutôt que séparés de, la communauté du vivant (Kimmerer, 2013).
Cette éthique symbiotique pourrait guider le développement de systèmes agricoles régénératifs inspirés des écosystèmes naturels, où diverses espèces cultivées coexistent dans des associations mutuellement bénéfiques, à l’image des polycultures traditionnelles. Elle pourrait également orienter la conception d’infrastructures écologiques et de technologies biomimétiques qui s’intègrent harmonieusement dans les cycles naturels plutôt que de les perturber (Benyus, 2002). Appliquer l’agriculture syntropique à nous-même. Utiliser les robots et l’intelligence artificielle pour mettre en oeuvre une renaturation intensive.
L’agroforesterie, qui intègre arbres et cultures ou élevage dans un même système productif, illustre cette approche symbiotique. Des recherches montrent que ces systèmes peuvent simultanément améliorer la fertilité des sols, augmenter la biodiversité, séquestrer du carbone et diversifier les revenus agricoles, créant ainsi des synergies positives entre objectifs écologiques et socioéconomiques (Jose, 2009).
La restauration écologique offre un autre domaine d’application de l’intelligence symbiotique, en s’appuyant sur la compréhension des relations symbiotiques pour accélérer la régénération des écosystèmes dégradés. Par exemple, l’inoculation de champignons mycorhiziens et de bactéries fixatrices d’azote peut catalyser la revitalisation de sols dégradés, initiant une cascade d’interactions positives qui restaurent progressivement la fonctionnalité écosystémique.
Applications et Perspectives d’Avenir
L’intelligence symbiotique n’est pas seulement un cadre conceptuel pour comprendre les systèmes naturels mais aussi un modèle opérationnel pour transformer nos sociétés. Son application pourrait révolutionner de nombreux domaines:
En urbanisme, les « villes symbiotiques » pourraient être conçues comme des écosystèmes intégrés où les flux d’énergie, d’eau, de nourriture et de déchets forment des cycles fermés, à l’image des symbioses industrielles mais à l’échelle d’une métropole entière. Des bâtiments intégrant des systèmes vivants comme des murs végétalisés ou des bioréacteurs à algues pourraient simultanément purifier l’air, produire de l’énergie et améliorer le bien-être des habitants.
L’éducation pourrait être reimaginée à travers le prisme de l’intelligence symbiotique, en valorisant non seulement l’acquisition de connaissances individuelles mais aussi la capacité à contribuer à l’intelligence collective. Des pédagogies fondées sur l’apprentissage collaboratif et interdisciplinaire prépareraient les nouvelles générations à naviguer dans des environnements complexes et interconnectés. La réussite ne serais seuelement valorisée à l’individuelle mais plus encore à la réussite collective. Les individus seraient encouragés à s’allier et à réussir en équipes, celles-ci étant également incitées à favoriser la réussite d’autres équipes, dans une logique où l’ensemble du système est gagnant.
Ces applications potentielles ne sont que le début d’une transformation plus profonde de notre façon de concevoir et d’organiser nos sociétés. Face aux défis systémiques que rencontre l’humanité, l’intelligence symbiotique nous offre un modèle éprouvé par des milliards d’années d’évolution pour naviguer dans la complexité et créer des systèmes résilients.
Défis et Voies de Recherche Future
Malgré son potentiel transformateur, l’adoption d’une approche symbiotique de l’intelligence fait face à plusieurs obstacles. Nos institutions, nos systèmes économiques et nos modèles mentaux restent largement ancrés dans des paradigmes individualistes et compétitifs. La transition vers une intelligence symbiotique nécessitera des innovations conceptuelles, institutionnelles et technologiques.
Des recherches interdisciplinaires sont nécessaires pour mieux comprendre les mécanismes qui facilitent l’émergence de l’intelligence symbiotique à différentes échelles, depuis les équipes de travail jusqu’aux relations internationales. Comment transmettre et propager l’intelligence symbiotique dans les systèmes éducatifs ? Comment faire comprendre à tous que cette forme d’intelligence est une clé pour les relations en général ?
Les études sur les super-symbiotes naturels peuvent nous fournir des modèles précieux pour répondre à ces questions. Les bactéries nous enseignent l’importance du transfert horizontal d’information et l’adaptabilité rapide. Les champignons mycorhiziens illustrent la puissance des réseaux distribués et les mécanismes de répartition des ressources. Les coraux démontrent comment orchestrer des symbioses multiples peut transformer des environnements contraignants en centres de diversité florissants.
Le développement d’une science plus intégrée de l’intelligence symbiotique, réunissant biologistes, écologistes, psychologues, sociologues, économistes et politologues, pourrait catalyser des innovations conceptuelles et pratiques applicables aux grands défis contemporains.
Pour terminer
L’intelligence symbiotique offre un paradigme puissant pour repenser notre conception de l’intelligence, non pas comme une propriété individuelle, mais comme un phénomène relationnel émergent des interactions mutuellement bénéfiques, et comme un principe à mettre en pratique dans une multitude de domaines. Inspirée par les systèmes biologiques qui ont évolué pendant des milliards d’années, cette approche pourrait transformer profondément notre façon d’organiser les sociétés humaines et de concevoir notre relation avec la planète.
Les super-symbiotes observés dans la nature – des bactéries aux champignons mycorhiziens, des coraux aux lichens – nous démontrent que cette forme d’intelligence n’est pas marginale mais au contraire partout dans l’histoire évolutive. Ces champions de la symbiose ont prospéré en développant des réseaux complexes d’interdépendance mutuelle qui maximisent l’utilisation des ressources et la résilience face aux perturbations.
Face aux défis complexes et interdépendants de notre temps, l’intelligence symbiotique nous invite à chercher des solutions qui renforcent simultanément les parties et le tout, qui valorisent la diversité comme source de résilience, et qui reconnaissent que notre bien-être individuel et collectif dépend fondamentalement de la santé des relations que nous entretenons avec les autres et avec notre environnement.
En tant qu’êtres fondamentalement symbiotiques, nous avons tout à gagner à cultiver cette forme d’intelligence relationnelle, à l’appliquer consciemment à nos défis contemporains, et à la raffiner à travers nos innovations sociales, technologiques et institutionnelles. Il serait judicieux de devenir nous même des super-symbiotes.
Références
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