Un « Lego moléculaire » pour lutter contre le CO₂ et la sécheresse

Le 8 octobre 2025, le prix Nobel de chimie a été attribué à Susumu Kitagawa, Richard Robson et Omar M. Yaghi pour leur invention et développement des réseaux métallo-organiques (RMO, ou en anglais MOF, metal-organic frameworks) — des matériaux poreux à haute surface spécifique, capables de piéger des gaz (comme le dioxyde de carbone) ou d’extraire l’eau de l’air. (NobelPrize.org)

Dans l’article de Courrier international repris comme point de départ, on compare ces matériaux à un jeu de Lego moléculaire : on assemble des « blocs » moléculaires (ions métalliques + ligands organiques) pour obtenir des architectures précises, ajustables selon les besoins (adsorption, séparation, catalyse). (Courrier international) Un gramme de RMO, qui peut ressembler à un simple cube solide vu de l’extérieur, recèle une surface interne équivalente à un terrain de football — ce qui lui permet de « piéger » de grandes quantités de molécules (CO₂, vapeur d’eau, etc.). (Courrier international)

Cet article propose d’explorer en profondeur le fonctionnement des RMO, leurs défis, leurs perspectives — en se basant principalement sur des sources académiques — tout en gardant à l’esprit le fil rouge de l’article de Courrier international.

1. Les principes fondamentaux des RMO / MOF

1.1. Architecture et composants

Un RMO est un solide cristallin hybride dans lequel des unités métalliques (ou amas métalliques) sont reliées par des ligands organiques (aussi appelés linkers) pour former une structure étendue en 1D, 2D ou 3D. (Wikipédia) Ces unités métalliques sont souvent appelées unité de construction secondaire (Secondary Building Unit, SBU). (Wikipédia)

La porosité résulte des espaces libres (cavités, canaux) entre les composants structuraux, qui permettent d’accueillir des molécules invitées (gaz, vapeur). La taille, la forme, et la chimie de ces pores peuvent être contrôlées par le choix du métal, du ligand, et de la géométrie de liaison. (NobelPrize.org)

1.2. Adsorption, sélectivité et régénération

Le concept clé est que ces matériaux peuvent adsorber (retenir à leur surface interne) des molécules sous forme de gaz ou de vapeur, puis délivrer (désorber) selon des stimuli (changement de pression, de température, de solvant). Cela permet des cycles adsorption / désorption répétés. (NobelPrize.org)

La sélectivité — c’est-à-dire la capacité à capter une espèce (ex. CO₂) en présence d’autres (ex. humidité, N₂, O₂) — est cruciale. Dans beaucoup de scénarios (captage du CO₂ de l’air, ou de gaz de combustion humides), la présence d’eau est un défi : l’humidité peut concurrencer l’adsorption du CO₂ ou endommager la structure du MOF. D’où l’intérêt des MOF stables à l’eau ou recouverts d’un revêtement hydrophobe. (arXiv)

Enfin, la régénération (libération du CO₂ ou de l’eau captée) doit être possible avec une consommation d’énergie raisonnable. C’est souvent un compromis entre capacité d’adsorption élevée et coût énergétique de désorption.

1.3. Surface spécifique et densité de sites actifs

Un des traits les plus remarquables des RMO est leur surface spécifique extrêmement élevée : un gramme de matériau peut présenter plusieurs milliers de m² de surface interne utilisable. (NobelPrize.org) Cela permet une grande densité de sites d’interaction.

Mais tous les sites ne sont pas équivalents : certains sites (impliquant des métaux nus, des défauts structuraux, des groupes fonctionnels sur le ligand) peuvent interagir plus fortement avec les molécules cibles (CO₂, H₂O, etc.). La chimie interne des pores importe autant que leur taille.

2. Applications phares : captage du CO₂ et récolte d’eau atmosphérique

2.1. Captage sélectif du CO₂

L’un des grands espoirs pour les RMO est le captage direct du CO₂, que ce soit à la source (fumées industrielles) ou directement dans l’air ambiant (Direct Air Capture). (NobelPrize.org)

Dans les milieux industriels, les gaz sont souvent humides, à haute température et contiennent des impuretés : les RMO doivent donc résister à ces conditions tout en conservant une bonne sélectivité pour le CO₂ face à l’humidité. Des recherches récentes se concentrent sur les MOF stables à l’eau ou encapsulés hydrophobiquement pour améliorer les performances dans des conditions réelles. (arXiv)

Par exemple, certaines versions de MOF-303 peuvent capter la vapeur d’eau la nuit, mais elles peuvent aussi servir dans des cycles combinés eau-CO₂. (NobelPrize.org) On note aussi des travaux en criblage à haut débit pour tester des milliers de structures de MOF et identifier celles qui possèdent la meilleure adsorption pour CO₂ dans des environnements concurrents (eau, autres gaz) (arXiv).

Les calculs et simulations (DFT, modèles de van der Waals, simulations moléculaires) sont couramment employés pour estimer l’adsorption, l’énergie d’interaction, la diffusion des gaz dans les pores, etc. (arXiv)

2.2. Extraction d’eau de l’air

Un autre domaine spectaculaire est l’extraction de l’eau atmosphérique, en particulier dans les zones arides. Certains RMO sont conçus pour adsorber de la vapeur d’eau la nuit (quand l’air est plus humide), puis, sous chaleur solaire ou autre, libérer de l’eau liquide. C’est une sorte de « dessalement de l’air ». (NobelPrize.org)

MOF-303 est souvent cité comme un exemple : il capte la vapeur d’eau de l’air nocturne, puis, sous l’effet d’un léger chauffage (par le soleil), délivre de l’eau potable. (NobelPrize.org) Ce principe pourrait permettre de produire de l’eau même en absence de source conventionnelle, ce qui ouvre des perspectives pour des zones désertiques ou isolées.

3. Défis, limites et axes de recherche

3.1. Stabilité, robustesse, hygro-résistance

Un défi majeur est la stabilité à long terme, particulièrement en présence d’humidité, de cycles répétés, de fluctuations de température, de contaminants (SOx, NOx, etc.). Certains MOF fragiles se dégradent ou perdent leur porosité sous stress chimique ou thermique. (arXiv)

Pour y remédier, les chercheurs développent des MOF intrinsèquement stables à l’eau ou les encapsulent dans des matrixs protectrices hydrophobes. (arXiv)

3.2. Coût de production, mise à l’échelle

En laboratoire, on produit des petites quantités de MOF avec des rendements modestes. L’un des gros obstacles pour une adoption industrielle est la fabrication à grande échelle, à coût raisonnable. (NobelPrize.org) De plus, le procédé doit être reproductible, avec un contrôle fin de la cristallinité, de la pureté, et de l’activation (évacuation des solvants résiduels dans les pores) sans endommager la structure.

Des techniques de synthèse en flux continu ou microfluidique sont explorées pour augmenter le rendement et la reproductibilité. (Wikipédia)

3.3. Équilibre entre capacité et énergie de désorption

Plus un MOF capture fortement le CO₂, plus l’énergie nécessaire pour le libérer (désorber) sera élevée. Il s’agit donc d’optimiser le compromis entre forte adsorption et relâchement contrôlé avec faible consommation d’énergie. C’est souvent la clef pour le bon rendement d’un cycle adsorption/désorption. (NobelPrize.org)

3.4. Sélectivité dans des milieux complexes

Dans les fumées industrielles ou dans l’air ambiant, le CO₂ est en très faible concentration, entouré d’azote, d’oxygène, de vapeur d’eau, de polluants. La sélectivité vis-à-vis du CO₂ (face aux autres molécules) est donc essentielle. Face à la vapeur d’eau, qui est omniprésente, de nombreux MOF doivent être conçus pour favoriser l’adsorption du CO₂ plutôt que de l’eau, ou résister à la saturation en eau. (arXiv)

3.5. Durabilité à long terme et cycles répétitifs

Pour une application industrielle sérieuse, le matériau doit résister à des milliers (voire des dizaines de milliers) de cycles adsorption / désorption sans perte significative de capacité ou de structure. Des tests à long terme, des études sur les défauts, la fatigue structurelle, ou les processus d’auto-dégradation sont indispensables.

4. Perspectives et innovations émergentes

4.1. Algorithmes et intelligence artificielle pour concevoir des MOF optimaux

Des travaux récents mettent en œuvre des techniques d’apprentissage automatique ou de deep learning pour générer de nouvelles architectures de MOF aux performances optimisées pour le CO₂ ou d’autres cibles. Par exemple, l’article CarbNN propose un réseau de transfert actif pour générer de novo des MOF pour le captage de CO₂. (arXiv)

Cela permet de naviguer dans l’immense espace de conception possible (combinant différents métaux, ligands, topologies) de façon plus efficace.

4.2. Hybridation, composites et matériaux hybrides

Pour améliorer la stabilité ou la performance, les chercheurs combinent des MOF avec des matériaux additifs (polymères, gels, matrice protectrices) ou les intègrent dans des composites. Ces hybrides peuvent atténuer la fragilité, améliorer la conductivité, ou protéger le MOF des contraintes externes.

4.3. Applications combinées et couplages fonctionnels

Des MOF multifonctionnels peuvent combiner captage de CO₂ avec catalyse (conversion du CO₂ capté en produits chimiques utiles), ou combiner extraction d’eau et adsorption de polluants. Le concept de catalyse hôte-invité dans les pores est activement exploré : le MOF agit non seulement comme un piège, mais aussi comme un catalyseur localisé à l’intérieur de ses cavités.

4.4. Industrialisation et pilotes

Certains acteurs industriels commencent à tester ou à développer des prototypes pour la captation de CO₂ ou la production d’eau à partir de l’air. Le passage du laboratoire à l’échelle pilote est un saut critique qui testera la robustesse, la recyclabilité et la compétitivité financière. (chemistryworld.com)

Des partenariats entre universités, startups et entreprises chimiques sont probables pour accélérer la mise en pratique.

Conclusion : le piège moléculaire comme clé pour le climat

Le prix Nobel 2025 récompense une avancée dont la portée va bien au-delà de la chimie fondamentale : les RMO / MOF incarnent un pont potentiel entre la science moléculaire et des solutions pour le climat — captage du CO₂, production d’eau dans des zones arides, purification de gaz, etc. (Courrier international)

Mais il reste un long chemin avant que ces matériaux deviennent des piliers industriels. Les défis de stabilité, de coût, de mise à l’échelle et de durabilité sont sérieux. Les avancées dans le design assisté par l’IA, les composites hybrides et les essais à l’échelle pilote seront déterminants.

Ce « Lego moléculaire » n’est pas une panacée immédiate, mais il offre une nouvelle boîte à outils prometteuse pour les décennies à venir.

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