Une plongée au cœur de la vision philosophique de Carlos Chapman, de son rapport à la prise de vue, à l’art de filmer.
Lorsque je regarde à travers l’objectif, je ressens la caméra comme un prolongement de ma conscience, une surface de rencontre où se reflètent la présence, l’écoute, la transformation et l’ouverture à l’inconnu. Loin de n’être qu’un simple instrument technique, elle devient l’outil à travers lequel s’incarne une intention, une dynamique relationnelle et une exploration sensible du réel. Chaque prise de vue, chaque cadre, chaque mouvement de l’appareil traduit un état intérieur, une humeur, une disponibilité à ce qui advient, mais aussi l’accumulation de tous les apprentissages, toutes les recherches et toutes les expérimentations traversées jusqu’ici.
L’art de filmer s’apparente à une discipline du regard qui évolue sans cesse, nourrie par l’expérience du monde, par la diversité des rencontres et par la capacité à accueillir la lumière intérieure qui émane des êtres. Il ne s’agit pas de figer cette lumière, ni de la sublimer à l’excès, mais de la capter dans ses oscillations, ses éclosions, ses retraits, de lui laisser l’espace d’exister telle qu’elle est. Filmer, c’est apprendre à observer les nuances, à écouter les silences, à percevoir la vibration singulière qui anime chaque visage, chaque lieu, chaque événement, et à révéler ce qui se cache derrière les apparences.
Dans cette perspective, la caméra devient un instrument de transmission, capable d’ouvrir des portes sur des univers intimes, de révéler la beauté insoupçonnée, la complexité des émotions, la densité des non-dits. Parfois, elle accompagne des processus de guérison, favorisant l’expression de soi ou l’élucidation de situations douloureuses. D’autres fois, elle enregistre la vérité brute, restitue ce qui se passe dans le feu de l’instant, rend compte de la multiplicité des réalités humaines, sociales, historiques. L’utilisation de la caméra dans le documentaire exige alors une posture d’écoute, de respect, de discernement, une volonté de ne pas réduire l’autre à une image préfabriquée ou à une narration qui le dépasse.
En fiction, la démarche se colore différemment : la caméra devient instrument de projection, catalyseur d’imaginaires, laboratoire d’émotions partagées, lieu de co-création où se rejouent les tensions, les possibles, les blessures. Ici, le regard du réalisateur se mêle à celui des interprètes, des techniciens, des co-auteurs, pour tisser ensemble un récit qui s’adresse à la sensibilité profonde du spectateur. Filmer, c’est alors donner naissance à des mondes, inviter à ressentir autrement, à déplacer les frontières de la perception, à ouvrir des espaces où se rencontrent la mémoire et le pressentiment, le rêve et la lucidité.
Chaque situation, chaque tournage, chaque projet appelle sa propre modalité d’engagement, sa propre manière de circuler entre la maîtrise et le lâcher-prise, entre la préparation minutieuse et l’accueil de l’imprévu. La caméra ne transmet pas seulement ce que le réalisateur veut montrer : elle reçoit, elle capte, elle absorbe l’état d’esprit de l’équipe, les énergies du moment, la qualité de la relation instaurée avec les personnes filmées. L’humeur, la santé émotionnelle, la capacité à habiter le présent influencent la manière dont la lumière, les couleurs, les mouvements sont enregistrés.
Au cœur de cette pratique, il y a l’apprentissage. Filmer n’est jamais un acte figé, ni une répétition de formules éprouvées, mais une recherche permanente, une expérimentation ouverte, un dialogue avec ce qui résiste, ce qui échappe, ce qui trouble ou bouleverse. Les émotions circulent, se transforment, la relation avec le monde filmé se réinvente à chaque instant. La caméra invite à dépasser la tentation de la flatterie, de la reconnaissance facile, pour s’ancrer dans une honnêteté authentique, une curiosité bienveillante, une exigence de profondeur.
Aujourd’hui, dans un monde saturé d’images et de récits manipulés, la responsabilité du réalisateur s’intensifie. Filmer, c’est aussi accepter de s’exposer à la complexité, à l’ambiguïté, à la pluralité des points de vue. C’est refuser la simplification, l’unidimensionnalité, pour explorer la texture vivante des événements et des êtres. C’est reconnaître le pouvoir de la caméra comme outil d’influence, parfois de manipulation, et choisir de l’utiliser pour élargir la compréhension, réveiller l’empathie, relier les êtres, les cultures et les mondes.


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