Mouvement des peupliers

Introduction

Longtemps présenté comme un « rapport de la CIA », le mémo Analysis and Assessment of Gateway Process est un document de l’US Army (INSCOM), signé par le lieutenant-colonel Wayne M. McDonnell et daté du 9 juin 1983. Il évalue un entraînement psycho-acoustique popularisé par le Monroe Institute (Hemi-Sync), en tentant d’en proposer un cadre neuro-physiologique et, par endroits, métaphysique. L’ambition est double : standardiser l’accès à des états de conscience profonds par battements binauraux et donner un langage scientifique — parfois spéculatif — à des expériences subjectives (relaxation profonde, imagerie vive, « sorties hors du corps », remote viewing) dans un contexte de guerre froide où les États-Unis observent de près les investissements soviétiques sur les « capacités psi ».

Contexte et attribution

Le mémo émane de l’US Army Intelligence and Security Command et s’adresse au commandant de l’US Army Operational Group (Fort Meade). McDonnell y assemble une revue théorique afin d’estimer la « praticabilité » du procédé Gateway dans une finalité opérationnelle. L’intérêt institutionnel s’inscrit dans la lignée des programmes américains de vision à distance (RV) et des évaluations conduites au sein de la communauté du renseignement durant les années 1970–1990. Si la CIA FOIA sert aujourd’hui de dépôt, l’entête, la signature et la date renvoient bien à l’Armée.

Mécanisme et protocole

Gateway combine des techniques de relaxation progressive, de respiration, d’attention focalisée et de visualisation avec des pistes Hemi-Sync où deux fréquences proches, présentées séparément à chaque oreille, produisent un battement binaural perçu centralement. L’auteur postule une frequency-following response auditivo-corticale favorisant une cohérence inter-hémisphérique (« hémisynchronie ») associée à des états propices à l’imagerie mentale et à la récupération mnésique. La progression est organisée en niveaux : Focus 10 (« mind awake/body asleep »), Focus 12 (élargissement de la perception), Focus 15 (travail symbolique avec le temps), Focus 21 (projection au-delà du présent). Le texte souligne que les niveaux les plus avancés sont rares à atteindre lors d’un stage court et requièrent des mois d’entraînement.

Le cadre théorique

Pour relier phénomènes subjectifs et paramètres mesurables, McDonnell convoque plusieurs strates conceptuelles. Sur le plan neuro, il s’appuie sur la FFR, la cohérence EEG et les rôles fonctionnels des bandes alpha et thêta (imagerie, consolidation). Sur le plan « méta », il puise chez Karl Pribram l’idée d’un cerveau « holonomique » traitant des interférences à la manière d’un hologramme, et chez David Bohm la distinction ordre impliqué/expliqué pour penser une réalité informationnelle sous-jacente avec laquelle la conscience pourrait interagir. Il ajoute Itzhak Bentov pour des modèles vibratoires liant cœur, respiration et « oscillations » corporelles, et évoque la résonance de Schumann comme environnement électromagnétique de fond. Ce montage, élégant et suggestif, demeure toutefois une synthèse narrative : il fixe un imaginaire scientifique cohérent sans établir de passerelles empiriques solides vers des performances psi.

Portée, usages et limites

Le mémo défend prudemment l’idée qu’un entraînement audio standardisé peut faciliter l’accès à des états internes utiles à l’attention, à la régulation du stress, à l’imagerie dirigée et, pour certains profils, à des vécus subjectifs marquants (OBE/RV). Il propose des orientations pratiques (sélection, intensité de l’entraînement, supervision), mais ne livre pas de données contrôlées en aveugle, ni de statistiques montrant une valeur de renseignement stable et transférable. La distinction cruciale est entre modulation d’état (plausible et intéressante) et revendication d’« information non locale » (non démontrée). L’histoire ultérieure du programme RV américain confirmera cette tension : intérêt institutionnel réel, mais utilité opérationnelle jugée insuffisante à l’issue des évaluations indépendantes.

Que dit la littérature depuis 1983

Les battements binauraux et la FFR sont des phénomènes auditifs documentés; des travaux électrophysiologiques rapportent des modulations d’activité et, parfois, de connectivité, avec une variabilité importante selon fréquences, durées et individus. Sur les performances cognitives, on observe des effets modestes et hétérogènes (attention, anxiété, douleur, mémoire de travail), avec des résultats positifs mais non uniformes. En clair, l’audio peut être un outil d’auto-régulation et de focalisation; en revanche, rien n’accrédite un accès fiable à une information distante. Le montage « holographique » demeure une métaphore philosophico-scientifique stimulante plutôt qu’un mécanisme causal validé.

Verdict

Analysis and Assessment of Gateway Process est un jalon historique de l’ingénierie de la conscience vue par une institution militaire : cartographie claire d’un protocole psycho-acoustique, effort sincère de naturalisation théorique, et ouverture vers des usages d’entraînement mental. Il faut cependant le lire pour ce qu’il est : une rationalisation ambitieuse et spéculative, non une preuve que les OBE ou la vision à distance produisent des informations vérifiables et exploitables de manière répétable.

Sources primaires

– US Army (INSCOM), Wayne M. McDonnell, Analysis and Assessment of Gateway Process, 9 juin 1983, mémo adressé au Commandant de l’US Army Operational Group, conservé via la CIA FOIA.

– American Institutes for Research (AIR), An Evaluation of Remote Viewing: Research and Applications, 1995 (rapports et synthèses finaux du programme américain de RV).

Sources secondaires et théoriques

– Karl H. Pribram, Brain and Perception: Holonomy and Structure in Figural Processing, 1991.
– David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, 1980.
– Itzhak Bentov, Stalking the Wild Pendulum: On the Mechanics of Consciousness, 1977.
– The Monroe Institute, documentation Hemi-Sync (présentations techniques et historiques).
– Lane et al., Binaural auditory beats affect vigilance, performance, and mood, 1998.
– Chaieb, Wilpert, Reber, Fell, Auditory beat stimulation and its effects on cognition and mood, 2015 (revue).
– García-Argibay, Santed, Reales, Meta-analysis on binaural beats for cognition, anxiety and pain, 2019.