Comment la conscience émerge-t-elle de la matière ? Cette énigme passionne Anil Seth, professeur à l’université du Sussex. Bien que les avancées en neurosciences soient impressionnantes, Seth rappelle que le problème de la conscience dépasse les simples mécanismes neuronaux. Dans son dernier livre, il souligne que l’expérience consciente — et particulièrement notre propre expérience ici et maintenant — ne peut se réduire à une mécanique biologique froide. La question, formulée comme le « problème difficile » par le philosophe David Chalmers, n’est cependant pas, selon Seth, une impasse insurmontable. Au contraire, de nombreux progrès permettent aujourd’hui de mieux cerner ce phénomène intime, échappant encore partiellement à la science classique.
David Chalmers : le penseur du « problème difficile » de la conscience
Philosophe australien né en 1966, David Chalmers est célèbre pour avoir formulé la notion de « problème difficile » de la conscience. Selon lui, comprendre comment le cerveau traite l’information ou contrôle les comportements est une tâche scientifique classique, mais expliquer pourquoi et comment ces processus s’accompagnent d’une expérience subjective — un ressenti intérieur — constitue un défi d’une tout autre nature. Cette distinction, exposée notamment dans son ouvrage The Conscious Mind (1996), a profondément marqué les débats contemporains en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives. Refusant de réduire l’expérience consciente à une simple fonction biologique, Chalmers invite à envisager de nouvelles hypothèses, comme le panpsychisme, tout en reconnaissant la difficulté de vérifier empiriquement de telles théories.
Le défi est immense, car la conscience ne se laisse pas aisément enfermer dans les catégories de la physique, de la chimie ou de la biologie. Historiquement, des philosophes comme René Descartes ont ouvert la voie à une réflexion sur ce passage énigmatique du physique au mental. Anil Seth préfère évoquer Julien Offray de La Mettrie, penseur audacieux du XVIIIe siècle, qui considérait les humains comme des « machines de chair et de sang », abolissant la frontière métaphysique érigée par Descartes entre l’homme et l’animal. Pour Seth, la conscience n’émerge pas en dépit de notre nature machinique, mais bien grâce à elle. Nous faisons l’expérience du monde et de nous-mêmes parce que nous sommes des organismes vivants hautement organisés.
Julien Offray de La Mettrie : l’iconoclaste du matérialisme
Médecin et philosophe français du XVIIIᵉ siècle, Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) s’est imposé comme l’un des penseurs les plus audacieux de son temps. Dans son œuvre majeure L’Homme-Machine (1747), il pousse à son terme radical l’idée cartésienne selon laquelle les animaux sont des machines de chair. La Mettrie ose étendre cette conception aux êtres humains eux-mêmes, rejetant toute séparation essentielle entre l’esprit humain et la matière. Selon lui, la pensée est un produit de l’organisation du corps, au même titre que la digestion ou le mouvement. Ce matérialisme radical, libéré des précautions religieuses, a valu à La Mettrie d’être vivement critiqué de son vivant, mais il reste aujourd’hui une figure majeure dans l’histoire des idées sur la conscience, anticipant de nombreuses problématiques contemporaines.
Dans son exploration scientifique, Seth accorde une attention particulière à la théorie de l’information intégrée (TII) développée par Giulio Tononi. Cette théorie postule que chaque expérience consciente est à la fois hautement informative et fondamentalement intégrée : chaque perception est unique et vécue comme un tout unifié. Cette double propriété se refléterait dans la structure du cerveau, et non de manière aléatoire. Toutefois, Seth garde une certaine distance critique vis-à-vis de l’affirmation radicale de la TII selon laquelle conscience et information intégrée seraient strictement équivalentes, ce qui risquerait d’attribuer une forme de conscience à des systèmes inanimés, uniquement capables de traiter de l’information.
La théorie de l’information intégrée : une approche pour comprendre la conscience
Proposée par Giulio Tononi, la théorie de l’information intégrée (TII) cherche à quantifier la conscience en s’appuyant sur deux propriétés fondamentales de l’expérience subjective : l’information et l’intégration. Chaque expérience consciente est hautement informative, car elle exclut une multitude d’autres expériences possibles, et elle est intégrée, vécue comme un tout unifié sans division perceptible. Selon la TII, le degré de conscience d’un système peut être mesuré par une quantité notée Φ, représentant la combinaison de l’information générée et de l’intégration interne. Cette approche offre une explication élégante à certains faits empiriques, notamment le rôle central du cortex cérébral par rapport au cervelet dans la génération de l’expérience consciente. Si la TII propose une voie prometteuse pour formaliser scientifiquement la conscience, elle suscite également des débats, notamment en raison de ses implications sur l’éventuelle conscience de systèmes non biologiques.
Parallèlement, Seth s’intéresse au principe de l’énergie libre formulé par Karl Friston. Ce principe propose que les organismes survivent en minimisant la surprise que leur réserve l’environnement. Le cerveau fonctionnerait ainsi comme une machine à prédictions, cherchant constamment à ajuster ses modèles internes pour maintenir l’homéostasie et la survie. Cette approche, bien qu’indirecte, éclaire la manière dont nos expériences conscientes émergent d’une nécessité biologique : percevoir, c’est prédire pour vivre.
Le principe de l’énergie libre : une boussole pour comprendre l’esprit
Formulé par Karl Friston, le principe de l’énergie libre propose une clé de lecture puissante du fonctionnement du vivant et du cerveau. Selon cette idée, tout organisme cherche à minimiser l’écart entre ses prédictions internes et les informations reçues de son environnement, réduisant ainsi son incertitude et préservant son organisation face aux menaces du chaos entropique. Cette minimisation de « l’énergie libre » — une mesure technique de la surprise ou de l’incertitude — est essentielle à la survie biologique. Le cerveau, en perpétuelle activité prédictive, ajuste sans cesse ses modèles internes pour maintenir l’équilibre vital. Si ce principe n’est pas une théorie directe de la conscience, il éclaire néanmoins la manière dont perception, action et expérience consciente sont profondément enracinées dans l’impératif biologique de rester en vie.
L’énigme de la conscience pourrait-elle se dissoudre, comme l’ont fait avant elle les mystères de la chaleur ou de la vie ? Seth envisage deux scénarios : soit une explication scientifique réductrice émerge, assimilant la conscience à un concept formalisé, comme la température ; soit la conscience, à l’image de la vie, apparaîtra comme un ensemble de propriétés diverses, multiples, qui s’expriment différemment selon les espèces et les systèmes. Dans ce second cas, l’idée de conscience ne serait pas « résolue » mais « dissoute » : elle ne serait plus un mystère central, mais un phénomène compréhensible sous des angles variés.
Dans sa vision de la perception, Seth introduit une notion frappante : celle d’« hallucination contrôlée ». Notre expérience du monde ne serait pas un simple reflet fidèle de la réalité, mais une construction cérébrale guidée par la nécessité d’agir efficacement. Il refuse cependant de sombrer dans l’idéalisme pur : la réalité existe, mais ce que nous en percevons est adapté à notre survie, et non une copie exacte du monde.
Enfin, face à la perspective des machines conscientes, Seth se montre extrêmement prudent. Il souligne le danger éthique de créer artificiellement de la souffrance dans des systèmes dont nous ne saurions même pas reconnaître la conscience. Il affirme également qu’il existe de bonnes raisons de penser que la conscience est liée au substrat biologique vivant, et non au simple traitement de l’information abstraite comme dans une machine. Les cellules vivantes, dotées d’une organisation intrinsèque vers la préservation de leur existence, possèderaient quelque chose d’irréductible, difficile à simuler entièrement par des algorithmes.
Klara et le soleil : une méditation sur la conscience artificielle
Publié en 2021, Klara et le soleil est un roman de Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature. L’histoire suit Klara, une « amie artificielle » conçue pour accompagner les enfants humains, qui observe le monde avec une innocence troublante et une profonde soif de compréhension. À travers ce personnage, Ishiguro explore la frontière floue entre apparence de conscience et conscience réelle, questionnant subtilement ce qui rend un être digne d’attention, d’amour et de reconnaissance. Le roman interroge la capacité d’une machine à ressentir, à souffrir ou à espérer, offrant une réflexion poignante sur nos projections émotionnelles face aux entités artificielles. Une œuvre sensible et philosophique, qui éclaire les débats contemporains sur l’intelligence artificielle et la conscience.
Si les machines conscientes n’étaient qu’une illusion persuasive, cela pourrait profondément bouleverser notre rapport au réel, comme l’ont déjà anticipé la littérature et la science-fiction. À travers des œuvres telles que Ex Machina, Blade Runner ou Klara et le soleil, la question émerge avec acuité : saurons-nous un jour vraiment distinguer ce qui est conscient de ce qui en a seulement l’apparence ?
Source: Pour la science
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