Par-delà les apparences, un verrou a été construit. Il ne se voit pas, mais on le ressent. Il n’est pas nommé, mais il détermine tout. Ce verrou, c’est le faux choix. La démocratie française n’est plus une scène ouverte au peuple, mais un ring quadrillé entre deux adversaires consentants. Macron et Le Pen. Le président du désenchantement libéral, et l’héritière d’une colère désarmée. Chacun joue son rôle, mais aucun ne libère. Il est temps de le dire clairement : ce duel n’est pas un combat, c’est un dispositif.
En France, le paysage politique est devenu un théâtre sous hypnose. Le gouvernement d’Emmanuel Macron applique depuis 2017 une ligne de plus en plus autoritaire, antisociale, impopulaire, tout en se présentant comme le seul rempart contre le “péril populiste”. Il détricote les services publics, durcit la répression des mobilisations populaires, précarise les plus vulnérables, tout en dépolitisant méthodiquement le débat démocratique. Face à cela, l’extrême droite, incarnée par Marine Le Pen et désormais son jeune dauphin Jordan Bardella, est montée en légitimité cycle après cycle, nourrie par la peur, la fatigue, et les échecs successifs de la gauche.
Ce scénario est tellement bien huilé qu’il ne semble plus pouvoir être interrompu. Et pourtant, il ne fonctionne que parce que nous continuons d’y croire — ou du moins, de faire comme si. Les élections deviennent alors des ritournelles de résignation : un premier tour d’éparpillement, un second tour de panique, et au final, une victoire du statu quo. On joue à se faire peur, mais le système, lui, ne tremble jamais.
Ce que l’on appelle “démocratie” n’est plus qu’un processus sous condition : le peuple peut choisir, mais uniquement entre les options validées d’avance. En 2022, Emmanuel Macron a pu être réélu en n’affrontant aucun réel projet alternatif, uniquement une Marine Le Pen instrumentalisée depuis des années comme repoussoir utile. Déjà en 2017, il l’avait désignée comme partenaire de scène. Et dès aujourd’hui, les commentateurs s’accordent : en 2027, nous rejouerons le même duel.
Mais est-ce vraiment une fatalité ? N’est-il pas frappant que plus l’extrême droite monte, plus elle reste docile ? Qu’elle ne propose aucune rupture économique majeure, qu’elle valide le maintien des inégalités, qu’elle vote des lois liberticides à l’Assemblée, qu’elle participe du récit sécuritaire plutôt que d’y résister ? On oublie trop vite que le Rassemblement National est, depuis des années, la roue de secours du système : toléré, légitimé, parfois même promu. Un épouvantail parfait pour neutraliser toute contestation réelle.
Pendant ce temps, la gauche se divise et s’efface. Huit formations pour représenter une même espérance : celle de la justice sociale, de l’écologie populaire, d’une démocratie vivante. Jean-Luc Mélenchon, Marine Tondelier, Olivier Faure, Fabien Roussel, Clémentine Autain, Raphaël Glucksmann, et d’autres encore : chacun joue sa carte, chacun brandit sa ligne. Mais pendant qu’ils se regardent de travers, le pays, lui, continue de tomber. La jeunesse se détourne. Les plus précaires désertent. Et la confiance meurt.
Il faut être lucide : ce n’est pas un problème de programme, c’est un problème de logiciel. Tant que les partis de gauche joueront le jeu institutionnel tel qu’il est, ils en seront les otages. Car ce système est conçu pour les diviser. Le financement public des partis politiques, attribué selon les scores électoraux, les pousse à concourir séparément pour survivre. C’est mathématique : au-dessus de 5 %, on garde son budget. En-dessous, on meurt. Ce mécanisme transforme chaque présidentielle en guerre fratricide, où la stratégie de la survie prime sur celle du courage collectif.
Mais cette logique est suicidaire pour le peuple. Elle affaiblit toute capacité à faire front, à changer le récit dominant, à sortir du piège Macron / Le Pen. Elle laisse les citoyens seuls face à l’impuissance organisée.
Pourtant, il existe une force sous-jacente, une force vitale et ignorée : celle des peuples. Elle ne parle pas toujours d’une seule voix, mais elle existe partout : dans les quartiers, les campagnes, les ZAD, les luttes syndicales, les collectifs climat, les réseaux féministes, les solidarités migrantes, les nouvelles pensées critiques. C’est cette force qu’il faut réanimer, fédérer, faire entrer en scène.
Ce que la France attend aujourd’hui, ce n’est pas un “candidat miracle”, c’est une refondation démocratique sincère, collective. Un projet qui ne soit pas un énième parti. Une alliance improbable, transversale, qui dépasse les sigles, les ego, les calendriers électoraux. Un mouvement capable de dire : “nous refusons les règles du jeu truqué”. Un mouvement qui parlera au nom de celles et ceux qui n’ont plus de voix.
Ce mouvement devra être sans compromis sur les principes, mais ouvert sur les formes. Il devra accueillir les partis existants qui veulent en sortir, mais ne devra dépendre d’aucun. Il devra prendre acte que la situation est grave : que le climat se dérègle, que les libertés s’érodent, que l’extrême droite est prête, et que le pouvoir en place se prépare à lui passer le relais plutôt qu’à s’y opposer.
Il n’y aura pas mille occasions. Si rien ne bouge, alors 2027 ne sera plus qu’une chambre d’enregistrement de la chute. Ce n’est pas une prédiction catastrophiste, c’est une hypothèse lucide. Et c’est pour cela qu’il faut agir maintenant.
Il faut oser écrire, parler, dire, chanter, s’exprimer, à tous les responsables de gauche, à toutes les associations progressistes, aux syndicats, aux intellectuels, aux artistes, aux jeunes, aux abstentionnistes, aux gens en colère comme aux gens fatigués. Il faut dire : “Nous savons que ce système est à bout de souffle, ensemble, on peut le dépasser.”
Il ne s’agit pas de rêver. Il s’agit de survivre, de redonner un futur à ce pays, de reprendre la main. Et surtout, de ne plus jamais laisser d’autres parler à la place du peuple.
On ne refera pas société avec des bullet points. Pas avec des PowerPoints, ni des promesses de campagne mises en page à la hâte. On ne refera pas société avec des slogans publicitaires ou des promesses de productivité verte. On refera société avec du temps, des liens, des idées vraies, des gestes simples, et une clarté retrouvée sur ce que signifie vivre ensemble.
Notre démocratie n’a pas besoin d’un ravalement de façade, elle a besoin d’une mue. Elle a besoin de quitter la forme froide qu’on lui a donnée, pour redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un processus vivant, ouvert, conflictuel mais fécond. Une manière d’habiter le désaccord sans sombrer dans la guerre. Une manière d’exercer la liberté sans la vendre à crédit.
Rendre possible à nouveau le fait de penser ensemble. De décider ensemble. De rêver ensemble. De produire ensemble. De réparer ensemble. De se contredire sans se détruire. De reconnaître ce qui nous relie plus profondément que ce qui nous divise.
L’information libre est à une démocratie ce que l’oxygène est à un feu : sans elle, tout s’éteint. Aujourd’hui, la quasi-totalité des médias grand public est tenue par quelques mains privées. Ces mains-là ne cherchent ni la vérité, ni la complexité, ni même l’objectivité. Elles cherchent le clic, la panique, l’adhésion rapide. Il faut sortir de cette logique de l’émotion colonisée. Il faut redonner à l’enquête, à la nuance, au doute, à l’analyse, leur dignité. Créer, partout, des foyers d’information libre, locale, lente, coopérative, populaire. Former dès l’école les enfants à la lecture critique des images, des récits, des biais. Et surtout, retrouver ce goût de l’écoute longue, sans quoi il ne reste que la confusion.
Retrouver une école qui enseigne autre chose que la compétition. Une école qui éveille, qui initie, qui protège. Une école qui ne fabrique pas de l’adaptabilité, mais du discernement. Qui transmet du courage, de la méthode, de la curiosité. Qui tisse du lien entre les générations, entre les disciplines, entre les territoires. Nous avons besoin de maîtres, pas de coachs. D’enseignants reconnus, soutenus, formés, bien payés. Et nous avons besoin de rouvrir les portes des savoirs populaires : le travail de la main, du bois, de la terre, de la mémoire. Ce qui fait qu’un enfant ne devient pas un client, mais un citoyen.
Une société ne peut pas vivre sans art. Sans musique. Sans théâtre. Sans fiction. Sans humour. Sans poésie. Sans silence aussi. L’art n’est pas un luxe, c’est une infrastructure du sensible. Il faut lui redonner sa place partout. Dans les campagnes. Dans les prisons. Dans les hôpitaux. Dans les entreprises. Dans les écoles. Soutenir ceux qui créent, qui racontent, qui mettent en forme nos colères, nos vertiges, nos espoirs. Car une société sans art est une société sans miroir.
Produire autrement. Rendre la terre à ceux qui veulent en prendre soin. Sortir l’agriculture de son piège industriel. Redonner du souffle aux semences, aux forêts, aux fleuves. Aider ceux qui veulent s’installer, cultiver, transformer, distribuer. Ce sera une révolution, oui. Mais une révolution douce. Une révolution qui passe par le retour au réel, au bon, au juste. Une révolution de la terre et du cœur.
Innover, mais dans le bon sens du terme. Innover pour réparer. Pas pour aller plus vite, mais pour aller mieux. La science doit retrouver sa vocation première : comprendre le monde, pas le vendre. Bâtir une souveraineté technologique sobre, éthique, partageable. L’intelligence artificielle entre des mains prédatrices, la biologie de synthèse, les technologies de surveillance ne peuvent plus être pensées sans contre-pouvoirs citoyens. Il faut que la recherche retrouve ses racines : publiques, transparentes, critiques.
Tisser. Re-tisser. Les liens déchirés. Les familles dispersées. Les quartiers oubliés. Les campagnes désertées. Les générations séparées. Les peuples fracturés. Le lien est le premier bien commun. Sans lui, rien ne tient. Il faudra donc, partout, créer des lieux où parler, où écouter, où inventer ensemble. Des lieux de rencontre, de soin, d’apprentissage mutuel. Des maisons du commun. Des jardins partagés. Des ateliers du temps. Des cercles de paix. Appelle-les comme tu veux. Mais qu’ils existent.
Car une société qui veut s’épanouir, ce n’est pas une société qui sécurise ses frontières. C’est une société qui régénère ses fondations invisibles : confiance, solidarité, imagination, attention.
Nous proposons un cap. Un élan. Une manière de faire politique avec tout le corps, pas seulement avec des bulletins. Il faudra tout. Le réel. L’abstrait. Le désir. Le droit. La joie. La justice. Et du courage. Le courage de ne plus céder. De ne plus laisser les partis survivre à la place des idées. De ne plus confondre le jeu électoral avec la démocratie. De ne plus se contenter d’un monde mutilé pour éviter le chaos.
Le chaos est déjà là, il faut maintenant appeler le vivant.
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